Juillet 1934 : sans un bruit, les trains de voyageurs de la Petite Ceinture faisaient leurs adieux. Dans cet article, paru dans l’hebdomadaire « Le Miroir du Monde » daté du 4 août 1934, l’auteur relate son premier (et dernier) voyage à bord d’un train de Ceinture, de Courcelles-Ceinture jusqu’à Auteuil-Boulogne. Un récit touchant, où se mêlent témoignages d’habitués et observations sur les lieux traversés.

Service voyageurs Petite Ceinture Courcelles-Ceinture

Notes : plusieurs éléments de contexte sont explicités dans la partie « Notes et références » au bas de cet article.

Le bruit courait que le chemin de fer de la Petite Ceinture allait disparaître. Rumeur fondée ; une signature en as d’une décision du Conseil Municipal et ces trains, chers aux vieux Parisiens, ont vécu1

Voilà pourquoi je me suis payé un billet de vingt-cinq sous à la gare de Courcelles-Ceinture2 afin de partir pour un grand, grand voyage… Un des derniers, hélas !

La gare a un aspect paisible et provincial qui étonne. On ne s’attend pas à voir, par-dessus le déblai, la perspective nette de beaux immeubles modernes. Le quai rappelle une vague station de sous-préfecture. Peu de monde, à part trois ou quatre employés de chemin de fer qui font la causette ; l’un porte sous le bras un drapeau rouge ; un autre balance à la main une lanterne de cuivre bien astiquée. 

Au bout d’une rame de wagons, halète une locomotive poussive. Elle doit dater de 703.

« – En voiture ! » Cri poussé gentiment, plus paternel qu’impératif. On attend les retardataires. 

C’est une brave ménagère qui dévale en trombe l’escalier de bois. Une portière claque…

Le départ n’a rien de touchant. Le train s’en va lentement, même pas retenu par les amarres des poignées de mains. Décidément, la Ceinture n’est pas une grande ligne. Pas de mouchoirs agités jusqu’à la courbe de la voie. Petite vitesse – comme les colis4. Allure de « père peinard »…. Tant mieux : on pourra contempler le paysage à son aise.

Dans mon compartiment, il y a un vieux monsieur qui fume la pipe, béatement, les pieds posés sur la banquette. Apparence de petit rentier.

Conversation :

« – Ils ne m’emballent pas, ces trains… »

Regard de reproche et ton sec :

« – Mais il sont bien commodes…Voilà plus de quarante ans que je les prends…

« ‑Depuis leur création, alors ?

« – Non, bien après, la Ceinture date de 18675. »

La ligne suit les anciennes fortifications. Par endroit apparaissent des tronçons de fortifs6, en bas desquelles des grues spasmodiques dressent leurs carcasses d’animaux préhistoriques, et des bastions militaires en démolition.

De temps en temps, le train s’arrête. On crie les gares aux jolis noms d’anciens villages : La Chapelle, La Villette, Ménilmontant… Oh ! La pittoresque gare avec sa passerelle aérienne et la toile de fond de ses maisons étagées en acropole. ..

Un train circulaire de la Petite Ceinture, tiré par une locomotive 030T, marque une halte à Ménilmontant. Ce type de machine, inauguré en 1900, est typique du service voyageurs de la Petite Ceinture.

Un couple d’amoureux vient de monter. Il paraît contrarié de trouver des voyageurs. Il comptait être tranquille durant le trajet et roucouler à son aise.

Un tunnel. À la sortie, je remarque deux lèvres pourpres sur la joue du jeune homme. La Ceinture est la providence des tourtereaux en mal de baisers7

Un virage en remblai, d’où l’on découvre le Sacré-Cœur embrasé par le soleil qui décline lentement au-dessus de Levallois ou de Neuilly…

À la gare de Vincennes, je change de compartiment. Il faut laisser la jeunesse à ses jeux. 

Je suis seul. Je regarde le film du paysage. À gauche, entrecoupée de hautes constructions modernes, la zone de Montreuil8 ! masures aux toits de tôle ondulée, roulottes de romanis sédentaires, bouquets d’arbres maigrichons et terrains vagues bordés de planches. 

On enjambe la Seine sur le pont de Bercy9. Les quais ont l’air d’étagères à tonneaux. Juchés sur des tas de cailloux, des pêcheurs à la ligne, stoïques, concentrent leur attention sur un bout de bouchon qui tangue. Ils maudissent le roulement de tonnerre du train qui risque d’effrayer les poissons. 

Le Pont National, Agence Meurisse, 1932. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Après, entre le remblai et les mornes boulevards de la périphérie, des jardinets plantés de choux rabougris. Une usine à gaz ; de longues cheminées. 

Arrêt. On annonce : « Montsouris, Montsouris ! »

La portière de mon compartiment s’ouvre. Une dame élégante s’installe dans un angle. C’est la première femme seule – et jolie – que je voie monter depuis le départ. En cours de route, le train a ramassé quelques terrassiers ou gars du bâtiment10. C’est tout.

« – C’est commode, cette ligne ! »

À ces paroles, la voyageuse parfumée a sorti son fin minois de derrière son journal. Elle m’a longuement dévisagé avant de répondre :

« – Très commode ; je prends tous les jours le train de quatre heures pour aller à Auteuil chercher ma fille à la sortie du cours L… Il y a plus d’air que dans le métro11 et ça coûte très bon marché lorsqu’on a un abonnement… »

Grenelle déroule ses murs noircis de fumée. Et revoici la Seine que l’on franchit sur le viaduc d’Auteuil12. Les lumières de la ville commencent de s’allumer ; la Tour Eiffel, au ventre tatoué d’aiguilles phosphorescentes, rappelle, selon le mot du poète, une « bergère de nuages »…

Viaduc d'Auteuil Petite Ceinture Roger Henrard
Vue aérienne du Viaduc d’Auteuil. Sur la droite du cliché, les usines Citroën du quai de Javel. Roger Henrard, 1949. © Musée Carnavalet.

« – Savez vous, Madame, que je prends ce train pour la première fois ?

« – Ah !… Et ce voyage vous plaît ?

« – Comme un kaléidoscope magique… Des maisons sordides de Belleville aux riches buildings du boulevard Exelmans… Le linge multicolore qui sèche aux fenêtres et les terrasses garnies de tennis grillagés13. Paris en raccourci en une séance permanente d’une heure trois quarts…

« – Vous considérez votre voyage comme un documentaire ?

« – Exactement. Vous voyez, ce n’est pas la peine de faire le tour du monde pour avoir des impressions neuves… La Ceinture de Paris m’a suffi. 

« – Vous êtes facile à contenter. »

…Stop. Auteuil, terminus14. Tout le monde descend…

Nous avons fait un beau voyage : et d’autant plus séduisant qu’en vingt-cinq ans le seul accident survenu sur ce réseau favorisé des dieux a été un tamponnement sous le tunnel de Charonne15

Jean Bazal.

Article paru dans l’hebdomadaire « Le Miroir du Monde », numéro 231, daté du 4 août 1934.

Notes

  1. Le Conseil Municipal n’est pas le seul responsable : depuis longtemps, le Syndicat de Ceinture cherchait à réduire les coûts du service voyageurs de la PC. Le transfert vers la route est alors apparu comma la solution la plus économique – et la plus rationnelle. ↩︎
  2. Ouverte en 1869, Courcelles-Ceinture fut pendant 65 ans la « gare-terminus » des trains de Ceinture. Une correspondance avec la gare de Courcelles-Levallois (ligne d’Auteuil) était assurée via un passage souterrain. ↩︎
  3. 1870. La locomotive mentionnée est certainement une 030T – véritable icône de la Petite Ceinture. Ce type de machine entre en service entre 1900 et 1903 : celles-ci ne sont pas aussi anciennes que ne le croit l’auteur ! ↩︎
  4. Les marchandises transportées sur la Petite Ceinture relevaient en effet du régime de la « petite vitesse », désignant des trains lourds et lents, recomposés au gré des gares de triage. Pour en savoir plus sur la différence petite/grande vitesse, nous vous recommandons la lecture de cet article du site Docrail.fr. ↩︎
  5. On pourrait rétorquer que la Petite Ceinture Rive Droite est inaugurée dès 1854, et que les trains de voyageurs y font (modestement) leurs premiers tours de roue en 1862 ! ↩︎
  6. Les Fortifications de Thiers ont été supprimées graduellement en 1921 ; lors de l’écriture de cet article, 13 ans plus tard, certains bastions sont encore visibles. ↩︎
  7. D’après certains témoignages, les voûtes du Viaduc d’Auteuil, le long du boulevard Exelmans, servait également d’abri aux couples en quête de plus de discrétion… ↩︎
  8. Entre la Porte de Saint-Mandé et la Porte Dorée. L’auteur ne fait (hélas) pas mention de la gare de Bel-Air et du raccordement avec la ligne de Vincennes. ↩︎
  9. L’auteur a sans doute fait une erreur : le pont de Bercy est situé plus en aval, et fait passer la ligne 6 du métro sur son tablier supérieur ; les voies de Ceinture, eux, traversent la Seine via le Pont National. ↩︎
  10. La Ceinture était, en effet, une ligne souvent empruntée par des ouvriers – logés notamment dans les HBM (immeubles en briques construits à la place des Fortifications) ↩︎
  11. L’un des principaux reproches adressés au métro à cette époque était le manque d’aération des stations et des tunnels. ↩︎
  12. Le Viaduc d’Auteuil est (hélas !) démoli entre 1958 et 1960. ↩︎
  13. L’auteur fait sans doute référence aux tennis de la gare de Vaugirard, destinés aux cheminots ↩︎
  14. Depuis 1915, les trains de Ceinture n’empruntaient plus les voies de la ligne d’Auteuil, et n’effectuaient que les 3/4 de la boucle (Courcelles-Ceinture vers Auteuil via la Chapelle, la Rapée-Bercy et Grenelle). ↩︎
  15. En 1893, cet accident survenu dans le tunnel de Charonne (entre les gares de Ménilmontant et de Charonne, cause des blessures à une soixantaine de passagers. ↩︎